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Le secret
samedi 16 mars 2013, par
En hommage à Rachel Corrie
(*)
Le
cheval blanc est dans un vaste prés. La nature tout autour, il peut courir
jusqu’où il veut, mais ce jour-là il reste à l’entrée de la ferme. Il a un
sentiment d’un départ, d’un adieu. De temps à autre, il lève la tête et regarde
du côté de la porte d’entrée. Il sait que c’est de ce côté-là qu’elle viendra.
Le temps est splendide. Un soleil radieux inonde
l’espace. Il fait déjà chaud.
La porte s’ouvre et toute la famille sort de la
maison. John porte une valise et Marthe un bouquet de fleurs. Jessica avance
lentement sur le porche et s’arrête pour contempler le paysage. Des collines à
perte de vue. Aucune barrière, sauf le petit chemin qui mène à la route. Elle
aperçoit son ami d’enfance qui l’attend. Elle contourne ses parents, descend les
trois marches et se dirige vers le cheval. Tout doucement, elle lui caresse la
tête et le serre dans ses bras. Le cheval se laisse faire.
Tout en lui caressant la crinière, elle lui chuchote
quelque chose dans l’oreille. C’est leur secret à tous les deux. Jamais personne
n’a su ce qu’elle lui dit, depuis bientôt plus de neuf ans qu’ils sont ensemble.
Elle le quitte aussitôt et s’en éloigne. Le cheval la
regarde partir et pousse un hennissement. Sans se retourner, elle lui fait un
signe de la main.
Elle monte dans la voiture qui démarre en direction
de l’aéroport.
Ce cheval est son cadeau d’anniversaire des dix ans.
Un merveilleux cadeau que son grand-père lui a fait. Sans le savoir, il lui a
offert un ami, un confident, un frère. Ce cheval va lui procurer l’amour
des grands espaces. Sur son dos, elle va parcourir des prairies, longer et
traverser des rivières, escalader des collines et des montagnes. Ensemble, ils
camperont dans les forêts et passeront des nuits blanches à compter les étoiles
dans le firmament. Elle tombera aussi et se brisera tantôt le pied ou le bras,
avec des douleurs atroces, et à chaque fois leur amitié sortira renforcée.
Tous ces grands et petits moments lui viennent à
l’esprit sans qu’elle réalise qu’ils sont déjà arrivés. La route n’a pas été
longue. Elle entend l’hôtesse annoncer le numéro de vol de son avion, sa
destination et la porte d’embarquement.
Vol 528 à destination de Tel-Aviv, porte
1.
Il faut se dépêcher. Son père porte toujours la
valise et au dernier moment, sa mère lui tend le bouquet de fleurs. Elles sont
du jardin, elle les a cueillies exprès pour elle.
Jessica va traverser la ligne que seuls les passagers
ont le droit. A partir de là, ses parents ne pourront plus rien. Ils la
regardent partir, son sac au dos et les fleurs à la main. Elle se retourne une
dernière fois et leur fait signe. Elle se force de sourire et son cœur bat fort.
Elle sent vivre un moment important
sans en connaître la signification exacte. Ce n’est pas la première fois
qu’elle s’en va seule, qu’elle les quitte, mais jamais encore elle n’est partie
si loin.
Pourquoi cette forte émotion qui lui tord le ventre
et lui tourne la tête jusqu’au vertige, jusqu’aux
larmes ?
Sa mère aussi pleure, mais elle ne peut pas le voir.
Elle est déjà trop loin.
Dans l’avion, elle refait le point et met de l’ordre
dans son esprit. Elle pense à l’avenir proche et à tous les amis qui l’attendent
en Israël. Elle décide de faire un somme. Le voyage sera long, en plus du
décalage horaire, elle a intérêt à se reposer. Elle pose les écouteurs de son
lecteur de compact-disc autour de la tête et ferme les yeux. Elle ne tardera pas
à s’endormir. C’est l’hôtesse de l’air qui les lui ôtera. Plus tard, elle la
réveillera pour le repas.
Jessica n’a pas faim mais se force pour manger un
morceau. Elle lie conversation avec sa voisine. Elle lui raconte le but de son
voyage. Son engagement dans cette organisation internationale de solidarité avec
le peuple palestinien. Son action est pacifique, à l’exemple de Martin Luther
King et de Gandhi. La volonté politique suffit pour affronter la violence
militaire. Les consciences contre les armes. La vie contre la mort. Redonner
confiance aux palestiniens en leur montrant concrètement qu’il existe des
solidarités pour les soutenir contre l’occupation. Que leur lutte peut être
menée à travers leur vécu quotidien, sans effusion de sang, comme par exemple la
désobéissance civile.
Jessica tient un discours passionné, très
théorique.
Elle se réfère à des exemples et à des situations
évoquées par Gandhi dans son combat contre le colonialisme anglais. Elle montre
qu’elle est bien documentée, qu’elle a une grande culture générale et qu’elle a
une forte volonté pour mettre en œuvre son idéal.
Sa voisine, une sexagénaire américaine, la prend en
sympathie et lui explique qu’elle se rend tout simplement en Israël en touriste,
à l’invitation de quelques amies de là-bas. Ce sont des juifs américains qui ont
décidé d’aller s’installer dans ce pays du Moyen-Orient, qu’ils considèrent
comme leur pays aussi.
Jessica essaie de lui expliquer que justement cela
fait partie du problème palestinien. Tous ces gens qui viennent des quatre coins
du monde s’installer sur leur terre pour la simple raison qu’ils sont de
religion juive.
Elle lui explique qu’aucun peuple d’aucune nation ne
l’accepterai. Que cette politique favorise l’occupation de terres
supplémentaires et génère des injustices sans fin.
Jessica retrace l’histoire de la Palestine. Elle
connaît le sujet à merveille. Les dates, les lieux, les traités, les massacres,
les responsables politiques, les organisations et associations, les résolutions,
les ralliements, les trahisons, les enjeux économiques, financiers,
géostratégiques …
La voisine est sidérée et le temps
passe.
L’hôtesse leur propose le second
repas.
Le temps d’une escale à Paris et le vol reprend son
cours.
Les deux femmes se retrouvent aux mêmes places et
elles reprennent leur conversation passionnée.
La plus jeune aime bien expliquer. La plus âgée veut
bien comprendre.
Jessica explique que son séjour en Palestine occupée
rentre aussi dans le cadre de la préparation de sa thèse universitaire en
anthropologie, et tout particulièrement l’aspect politique. C’est-à-dire l’étude
des formes de pouvoir et de contrôle social, spécialement avant la formation de
l’Etat. Elle est certaine de trouver des éléments d’information et de
connaissance dans la société palestinienne pouvant étayer sa thèse.
La sexagénaire est de plus en plus dans le sujet.
Elle écoute avec beaucoup d’intérêt et pose plein de
questions.
Hélas, le voyage touche à sa fin. L’avion se pose
dans quelques minutes. Les deux femmes s’échangent les contacts ( Adresse,
téléphone, e-mail ). Elles décident de continuer à se voir.
A la sortie de l’aéroport, elles s’embrassent avant
de se quitter.
Emma prend un taxi qui l’emmène à Tel-Aviv chez ses
amis.
Jessica attend Michael.
Il arrive enfin au bout d’une heure et demie de
retard qu’il explique par la présence de nombreux barrages sur le chemin. Les
soldats sont sur leurs nerfs et ne veulent rien savoir. Ils ont probablement
échos de quelques opérations de résistance en préparation. Ils contrôlent tout
le monde et fouillent jusqu’au moindre recoin toutes les voitures.
Jessica ne comprend pas bien et Michael lui dit
qu’elle va très vite être au parfum.
En effet, le chemin de retour est très long. Ils
mettent plus de quatre heures pour arriver à Gaza. Bientôt l’équivalent du temps
qu‘elle a mis entre Paris et Tel-Aviv. L’attente, la fouille, le comportement
brutal des soldats, leur mépris.
Tout le long de son séjour, Jessica va connaître la
vie sous occupation dans tous ses détails.
C’est un être d’une extrême sensibilité et d’une très
grande intelligence. C’est une étudiante d’une formidable capacité de travail
qui comprend très vite. C’est une militante d’une profonde perspective qui sait
prendre du recul par rapport aux événements quotidiens. C’est une grande
activiste avec une force de proposition sans pareil. C’est une humaniste qui
sait donner.
Jessica est une très belle
femme.
Ce jour-là, elle est de garde à Rafah chez les
Abou-Mazen.
Rafah est une ville frontière. L’Egypte n’est pas
loin.
Les forces d’occupation projettent de démolir la
maison de cette famille. L’un de ses fils est soupçonné d’appartenir à un réseau
« terroriste ». Les « ISM », comme on a coutume de les
appeler ici, décident d’habiter chez ces familles pour empêcher les démolitions.
Les Abou-Mazen connaissent très bien Jessica. C’est une amie. A chaque fois
qu ‘elle est à Rafah, c’est chez eux qu’elle loge. Et puis, Hamid le père,
possède un cheval … Alors Jessica n’hésite pas une
seconde.
La journée s’annonce belle. Le soleil monte dans le
ciel et réchauffe la terre. Tout le
monde est levé, on prend le petit déjeuner. C’est copieux. A chaque fois que
Jessica est là, les Abou-Mazen s’investissent en gentillesse et en nourriture.
Ils ont toujours peur que leur hospitalité ne soit pas à la hauteur de
l’engagement de leur hôte.
Hamid parle un anglais excellent et comme la jeune
fille, il adore les chevaux.
Soudain un bruit, celui d’un moteur, d’une machine,
d’un bulldozer.
Ils arrivent dit l’épouse de
Hamid.
Ils se lèvent et sortent
tous.
Les forces de démolition sont là. Les forces
d’occupation s’apprêtent à commettre leur crime.
Jessica munit d’un haut-parleur s’en approche et
gueule de toutes ses forces.
Elle dit que la maison est habitée qu’ils ne peuvent
pas la démolir.
Elle dit que c’est contraire au droit international.
Elle dit que c’est illégal.
Elle dit que c’est un crime.
Elle dit que c’est contraire aux principes de la
religion juive.
Le bulldozer avance vers elle. Jessica ne bouge pas.
Elle lui barre l’accès à la maison. Elle porte un imperméable rouge vif. Le
conducteur la voit très bien. Il continue à avancer. Il enfonce les griffes de
la machine dans les profondeurs de la terre et la retourne. La terre déplacée
fait chuter l’étudiante. Elle veut se relever, mais c’est trop tard. Les
chenille de la machine l’enfonce dans la terre.
Hamid accourt. Il est rejoint par d’autres
« ISM ».
« Arrêtez, arrêtez, …. »
Le conducteur enclenche la marche-arrière et repasse
au-dessus de la jeune fille.
Hamid arrive et commence à la retirer. Il porte le
corps et le repose un peu plus loin.
« Elle est encore en vie. Appelez une
ambulance ! », hurle-t-il.
Jessica ouvre les yeux et voit le visage de Hamid.
Son corps est recouvert de sang et de terre.
C’est son sang mélangé à cette terre qu’elle est
venue défendre.
Etrangement, elle ne ressent aucune douleur.
Elle voit le ciel bleu au-dessus de la tête de Hamid.
Elle lève la main et se saisit des cheveux de ce dernier. Il comprend qu’elle
veut lui dire quelque chose. Elle saigne de la bouche et du nez.
Il se baisse vers elle. Elle lui caresse les cheveux
comme elle caresserait la crinière de son cheval.
Elle prononce des mots qu’il ne saisit pas. Il colle
son oreille à sa bouche.
Et comme avec son cheval, elle lui chuchote son
secret.
Hamid la serre dans ses bras et pleure de toutes ses
forces.
…
Al Faraby,
Extrait de : "Quand on a peur, on perd la vue"
- 2004
Ouvrage épuisé.
Toute ressemblance avec la réalité n’est pas une
coïncidence.
(*) Rachel
Corrie est une jeune militante américaine de l’International Solidarity Movement
tuée le 16 mars 2003 à Rafah en Palestine occupée. Elle a été écrasée par un
bulldozer des forces d’occupation israélienne, en s’opposant à la démolition
d’une maison d’une famille palestinienne.